Tribune. L’Union européenne se fracture au moment précis où les Européens ont le plus besoin d’elle. Emmanuel Macron a raison de le souligner. Il a tort, en revanche, de soutenir une stratégie décidée au plus haut niveau, dépourvue de crédibilité, qui méconnaît la précarité sociale et renforce la technocratie de l’Union européenne au lieu d’exiger d’elle une responsabilité démocratique. Le programme d’Emmanuel Macron est porteur d’un réel danger : celui d’aggraver l’insatisfaction nourrissant l’extrême droite à laquelle il prétend s’opposer, en déléguant le renouveau de l’Europe à ses hauts fonctionnaires. Tout agenda de réforme du projet européen doit remplir trois conditions.

Tout d’abord un programme clair établissant des mesures possibles dès demain pour améliorer la vie du plus grand nombre sur le continent, dans le cadre des règles et des institutions existantes. Deuxièmement, que les Européens aient le sentiment de reprendre le contrôle de leur vie, de leurs villes, de leur pays, de ce qui est vraiment leur Europe, en participant à l’élaboration de ce programme. Enfin, une vision à long terme pour une Union démocratique offrant une prospérité partagée et écologiquement soutenable. Pour écrire ce programme, nous avons travaillé avec des centaines de militants et de représentants de la société civile. Il s’intitule «Un New Deal pour l’Europe». Le Printemps européen, coalition transnationale de partis de gauche rassemblés par Diem 25 (le Mouvement pour la démocratie en Europe 2025), le soumettra au vote lors des élections européennes de mai à travers l’ensemble du continent.

Une nouvelle approche politique transnationale

Les groupes politiques du Parlement européen sont aujourd’hui des alliances opportunistes de convenance, composées de forces disparates sans agenda cohérent pour l’Europe. La droite traditionnelle est déchirée entre les modérés tels qu’Angela Merkel et les xénophobes récalcitrants à l’image de Viktor Orbán. Les sociaux-démocrates, qui ont joué un rôle central dans la détérioration de l’Europe au cours des dernières décennies, tentent de tourner le dos à leurs programmes d’austérité mais se laissent entraîner vers une disparition dans les urnes par le premier vice-président de la Commission européenne, Frans Timmermans – un faucon de l’orthodoxie monétaire. Le Parti de la gauche européenne est tiraillé entre factions qui s’opposent farouchement sur l’immigration, l’euro ou leur vision de l’Europe. Les verts européens se divisent sur la politique fiscale comme sur le financement du programme de transition écologique.

Ce qui a réuni le Printemps européen, c’est une tout autre approche de la politique. En mai 2017, nous avons invité les mouvements progressistes européens à dialoguer sur les solutions à apporter aux cinq crises de l’Europe : investissement ridiculement faible dans la transition écologique, montée de la précarité, crise bancaire, niveau himalayen des dettes publiques justifiant les politiques d’austérité et, aussi et surtout, le mépris profond des procédures démocratiques affiché par les centres de décision de l’Union européenne.

A partir de ces échanges, le Printemps européen s’est constitué comme une coalition transnationale et paneuropéenne, véhicule électoral qui présentera notre New Deal aux électeurs en mai dans au moins dix pays. A partir de la vision partagée des défis de l’Union qui nous rassemblait, nous avons invité les citoyens de toute l’Europe à élaborer les politiques permettant de les relever. Notre New Deal pour l’Europe en est le produit : un programme bâti sur 12 piliers, proposant 90 mesures concrètes, adaptées aux besoins des travailleurs, et qui, entre autres, consacrent les droits des femmes et renforcent les initiatives locales.

Le New Deal, germe d’un printemps européen

Que proposons-nous, dès demain, dans le cadre des règles existantes ? En voici quelques exemples. Notre première action, fondamentale, sera de mobiliser 500 milliards d’euros chaque année pour financer un programme de transition écologique européen, pourvoyeur d’emplois qualifiés, sans lever de nouveaux impôts. Comment faire ? Grâce à l’émission d’obligations à hauteur de cette somme par la Banque publique d’investissement et une garantie d’achat par la Banque centrale européenne sur le marché des obligations secondaires – ce que la BCE pratique déjà. Simultanément, les taux d’intérêt applicables aux Etats membres de la zone euro pour leur dette publique autorisée (soit 60 % de leur PIB) seront réduits au niveau des taux débiteurs de la BCE, avec la garantie de cette dernière (mais sans rachat de dette de sa part). Cela réduira drastiquement la dette publique de la zone euro d’environ 3 billions d’euros (soit trois milliards de milliards d’euros), et rendra obsolète l’argumentation en faveur de politiques d’austérité renforcées.

Troisième mesure : nous annoncerons un programme de solidarité pour réorienter les profits des banques centrales européennes – à commencer par la BCE – vers un fonds dédié à la lutte contre la pauvreté.

Notre quatrième action sera la création d’un fonds citoyen où les Gafami (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft et IBM) et les multinationales seront énergiquement incités à donner un pourcentage de leurs actions afin de verser un dividende universel de base, en contrepartie des contributions massives de la société civile à leur capital social. En outre, un pacte pour les travailleurs veillera à l’harmonisation des droits, des salaires et des avantages des travailleurs à travers l’Europe.

La seule annonce de ces mesures est à même de modifier le climat politique de l’Europe et d’inverser la marée réactionnaire. Convaincu que les concessions aux xénophobes sont la pire manière de combattre la xénophobie, le Printemps européen propose de mettre à bas la «forteresse Europe», d’en finir avec l’externalisation des frontières de l’UE et d’instaurer une Opération européenne de recherche et de sauvetage engageant l’UE à ce qu’il n’y ait aucun mort en Méditerranée.

Mais le New Deal n’est pas réductible à de grandes idées ambitieuses à l’échelle de l’Europe. Son objectif n’est pas la centralisation accrue de pouvoirs aux mains d’institutions européennes non élues. Il propose au contraire un programme de réformes renforçant la démocratie à tous les niveaux. Nous proposons par exemple une série de règles sur la transparence permettant d’ouvrir au public la «boîte noire» des institutions européennes, à Bruxelles. Autre mesure : le renforcement des cours constitutionnelles dans les Etats membres, avec un organe de surveillance indépendant chargé d’enquêter sur les violations des droits humains. Au niveau local, nous souhaitons réformer le droit européen de la concurrence et les directives sur les services pour une autonomie accrue des collectivités locales.

Cet agenda, porteur d’une nouvelle légitimité pour le projet européen, permettra aux citoyens d’amorcer le débat sur le type de gouvernance européenne qu’ils souhaitent à long terme. Le système des traités – qu’Emmanuel Macron laisserait inchangés – est le pilier du déficit démocratique de l’UE. Le Printemps européen entend mobiliser les citoyens d’Europe au sein d’une Assemblée constituante pour élaborer une nouvelle constitution qui pourra, enfin, assurer une légitimité démocratique à l’Union européenne.

Pour notre Europe, contre cette Europe

Le récit dominant des prochaines élections oppose deux camps : proeuropéens contre europhobes, Emmanuel Macron contre Matteo Salvini, ou les «faux prophètes» contre les «patriotes européens». Un récit qui transforme des alliés objectifs en ennemis. Les figures incarnant l’institution, telles qu’Emmanuel Macron, ont désespérément besoin d’un croque-mitaine populiste pour rallier les électeurs derrière des politiques en échec. Besoin partagé par des nationalistes tels que Salvini auxquels la technostructure européenne permet de s’afficher en dignes rebelles. Populistes et dignitaires politiques s’entraînent mutuellement dans une danse fatale tandis que l’Europe continue à se désintégrer.

La seule issue à cette impasse est d’offrir une véritable alternative au choix qui s’offre aux Européens aujourd’hui. L’Union européenne s’appuie sur sa structure institutionnelle byzantine pour inhiber notre imagination : l’idée qu’«il n’y a pas d’alternative» à ce statu quo en échec essaime sur tout le continent depuis Bruxelles.

L’objectif de notre mouvement est de redonner confiance aux Européens : c’est à nous de reconstruire l’Europe. Autrement dit, nous refusons de nous inscrire dans la dichotomie entre forces dites proeuropéennes et antieuropéennes. Nous sommes pour notre Europe, contre cette Europe.

Les crises de l’Europe – économiques, sociales, politiques et écologiques – ont toutes une portée transnationale. Aucun pays ne peut mettre fin à l’évasion fiscale ni lutter seul contre le changement climatique. L’ancien modèle politique européen – des partis nationaux formant des coalitions de convenance – apparaît au mieux anachronique, au pire réactionnaire.

C’est la raison de notre construction d’un mouvement transnational et de notre invitation lancée à toutes les forces progressistes à faire front commun pour exiger un New Deal pour l’Europe. Les portes de notre coalition restent ouvertes à tous ceux qui partagent notre vision d’une Europe démocratique, durable, prospère et pacifique.

En France, le programme du Printemps européen est porté par Démocratie en Europe ou DémE (aile électorale de DiEM25 en France), Génération·s et Nouvelle Donne.

Traduit par Valérie de Saint-Do.

Yánis Varoufákis ancien ministre grec de l’Economie, du mouvement transnational DiEM25 (diem25.org) David Adler chercheur en sciences politiques, coordinateur du programme du Printemps européen